lundi 10 octobre 2011

Les chroniques du chien errant : «L'ombre de la Patte Blanche» par Sally Lambert, blogueuse à Kuujjuaq

Pour une troisième fois, nous prêtons la tribune à Sally Lambert, blogueuse à Kuujjuaq pour une autre «chronique du chien errant».

Les chroniques du chien errant, no3
L'ombre de la Patte Blanche ...


9 octobre 2011,

C'était une belle chienne, amicale et pleine d'énergie.  Elle suivait les passants, marchant à leur côté et ne demandant qu'un peu d'attention, qu'une caresse.  Le poil court, presque entièrement noir à l'exception de la poitrine, de sa patte avant droite et de l'extrémité des autres, je l'avais baptisée Patte Blanche.


Le jour de la Fête Nationale, elle m'avait accompagnée en randonnée du côté de la Marmite des Fées.  Heureuse, elle s'enfonçait dans la petite forêt en cavalant, avant de revenir me saluer, pour repartir de plus belle.  Tellement, qu'il m'avait fallu attendre qu'elle soit épuisée pour réussir à la photographier.  Nous nous étions alors étendues sur la pierre réchauffée par le soleil de juin et avions profité de l'été qui venait d'arriver et des moustiques qui ne l'étaient pas encore.

Je la revis parfois, m'inquiétant toujours de ses trop longues absences.  Dans le Nord, de nombreux chiens disparaissent, soit après avoir croisé le "dog catcher", s'être fait frapper par un véhicule ou encore être devenu indésirables, ce qu'une balle a vite fait de régler.


Malgré que des compagnes m'aient assurée qu'elles avaient aperçu ma Patte Blanche, je crus qu'elles l'avaient confondue avec un autre chien.  Pourtant, elles avaient raison.  Il y a deux semaines, alors que je revenais du travail avec ma collègue Sophia,  je vis une bête noire venir à notre rencontre.  N'eut été de sa patte blanche, je ne l'aurais pas reconnue.  Sa fourrure mouillée épousait son corps décharné laissant voir son squelette et, sous son ventre, des mamelles flasques révélaient qu'elle avait mis bas récemment.  Il ne restait plus rien de la belle bête enthousiaste et solide;  j'avais devant moi une maman tellement affamée qu'elle m'arracha presque le dernier morceau de biscuit que je trouvai dans la poche de mon manteau.

J'avais peine à en croire mes yeux, me demandant où elle puisait la force de se tenir sur ses pattes. Jamais je n'ai monté la côte aussi rapidement pour me rendre chez moi.  Huit minutes me suffirent pour remplir un récipient de moulée et pour retourner là où j'avais vu Patte Blanche qui, évidemment, n'y était plus.  J'eus beau l'appeler, regarder sous toutes les maisons, elle avait disparu. Je me rendis jusqu'à l'endroit où je l'avais vue si souvent attachée, en vain.

Le lendemain matin, je partis un peu plus tôt pour le bureau, un sac rempli de moulée au bout du bras.  J'avais confiance que si la chienne était en liberté, elle viendrait à la rencontre de chaque passant pour quémander quelque chose à manger.  En arrivant près de Trapper's Lane, la rue en face du foyer présumé de Patte Blanche, je passai en arrière de la maison et je crus qu'elle n'y était pas.  Jusqu'à ce que je la vois sortir d'une niche dont l'ouverture avait été à demi bloquée par un bout de contreplaqué. Au bout de la chaine qui la retenait, elle se mit à sauter et à japper.  Je dus la repousser pour arriver à verser la moulée dans l'écuelle trouvée à proximité.  Elle se jeta sur la nourriture, manquant de s'étrangler.

Dans le Nord, m'a-t-on répété, il est très délicat de se mêler des affaires de locaux.  Il faut faire des détours, user de diplomatie et marcher sur des œufs pour ne pas se faire accuser d'ingérence.

Je n'ai pas pu fermer les yeux.  Ainsi, chaque matin, je fis un arrêt chez Patte Blanche, le cœur battant dans la crainte que son maître m'aperçoive et qu'il soit offensé par mon intervention. Je tentais de faire vite et de passer inaperçue, chose impossible à cause de l'autre chien attaché à la même maison qui s'époumonait dès qu'il m'apercevait puisqu'il était, lui aussi, très affamé.  Durant plus d'une semaine, j'allai nourrir Patte Blanche et Jappeux, agrémentant leur ration de moulée d'une bouteille d'eau chaude mélangée avec du lait en poudre.  Les pauvres chiens n'ont ni bol d'eau, ni même une flaque pour s'abreuver.

Lorsque le mercure dégringola et que le ciel se mit à déverser de la neige sur Kuujjuaq, je me mis à craindre pour Patte Blanche et les 5 ou 6 chiots que j'avais aperçus blottis les uns contre les autres dans l'abri rudimentaire déposé sur la terre battue.  Son image vint hanter mes nuits pendant lesquelles je tentais de trouver une solution avant que l'hiver s'installe pour de bon.


C'est ainsi que mercredi dernier vers 17h20, je montai l'escalier de la maison où habite Patte Blanche.  Un jeune homme m'ouvrit la porte et écouta mon discours d'un air soupçonneux.  Je bafouillai mon anglais approximatif, essayant de lui faire comprendre ce qui ne semblait pas du tout clair.

Au bout de 5 longues minutes, il sembla saisir que non, je ne convoitais pas les chiots.  Qu'en effet, c'était "the black dog" que je lui proposais d'adopter pour la simple raison que je m'y étais attachée. Qu'évidemment, si les bébés étaient un fardeau pour lui, j'étais prête à accueillir toute la famille.  Que, bien sûr, je désirais attendre que les chiots soient sevrés et que je pouvais venir chercher Patte Blanche la veille de mon retour dans le Sud.

Il enfila alors son manteau et m'invita à aller voir les chiots;  j'évitai de lui dire que je savais à 1 près combien de bébés se blottissaient au fond de la niche.   Pendant qu'il me parlait, Patte Blanche se collait à moi, me gratifiant de coups de langue.

"What is your name?, me demanda le jeune homme.  "Mine is Simon.  And the black dog is Molly", ajouta-t-il.  "I'll keep the puppies, but Molly, I don’t care".

Nous nous sommes serrés la main, et j'en conclus que cela scellait  notre entente. La veille de mon retour définitif au "sud", je me présenterai chez Simon avec le "dog tag" que m'aura remis un officier du "Town Hall" et je repartirai avec Patte Blanche.  N'empêche, je crains qu'il ne revienne sur sa décision.  Ou que Patte Blanche dépérisse.  Cette fois-ci, je marche sur des œufs et j'espère qu'elle pourra elle-même venir chercher sa pitance afin que rien ne risque de vexer son maître.


Une fois de retour dans les Laurentides,  j'ai bon espoir de trouver un foyer pour mon amie Patte Blanche.  J'aimerais qu'elle finisse ses jours en campagne, aimée et bien traitée et que la portée qu'elle aura eue à Kuujjuaq soit la dernière.

Dans le Nord comme ailleurs, la misère n'affecte pas que les chiens errants.  La maltraitance et la négligence se voient aussi chez les animaux qui ont un maître.   Patte Blanche en est un triste exemple.

Sally Lambert


Vous en voulez encore? Rendez-vous sur le blogue de Sally http://contes-defee.blogspot.com/